Chapoullié Blog

Le livre qui ne voulait pas s'effacer

Category: Reportages

9. L’horloger de Cradock

Voyager c’est bon. Être libre d’aller ou le vent me pousse, c’est envoûtant.
Ce pays met souvent en colère, tant les injustices sociales sont insupportables, jusqu’à pouvoir ressembler à de la cruauté. Heureusement, aller là ou on ne va pas habituellement, par peur, conformisme, obéissance, libère de cette colère.
Un jour sur un de mes carnets, j’ai écris : de la gentillesse au delà de la raison !

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C’est si vrai. Et étonnant.
Ce qui est captivant et si surprenant aussi, c’est cette sensation de voyage dans le passé, quasi filmique. Comme si on naviguait dans des clichés cinématographiques.
Surprenant d’avoir la sensation de se retrouver comme transplanté aux États-Unis, particulièrement les états du Sud, Alabama, Arizona, Mississippi, Louisiane… mais il y aurait 50 ans de là, avant les droits civiques.

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Mississippi ou j’avais fait peu de temps auparavant un reportage dans le pays du blues, et ou chaque bourgade ou ville traversée annonçait ses taux de criminalité, et donc son classement national, avec une quasi fierté résignée. Je retrouverais beaucoup de similitudes entre les deux pays durant mes séjours.
Alors dans un western, même austral, il faut un cow-boy.

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Horloger, armurier, fêtes de Noël, à Cradock, Eastern Cape.

L’Aube

L’an 2000

Début 1999, Jean-Louis Dumas, patron d’Hermès, me fait venir dans son bureau du dernier étage de la rue du Faubourg St Honoré. Comme d’habitude il est en retard, très en retard, le rendez-vous précédent n’en finit pas, alors j’attend dans son antichambre, comme à chaque fois. Passionné par chaque sujet, entier, chaque rencontre est l’occasion pour lui de refaire le monde, jamais le temps n’est compté.

C’était ça, Jean-Louis Dumas, la passion, la générosité, et la curiosité pour tous, enraciné dans cet attachement natif à la perfection, un vrai patron des Lumières.

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Chaque année, un thème nouveau irrigue les créations à venir de la maison, cette fois-ci, pour l’an 2000 qui s’approche, c’est l’Aube, le commencement, dont il veut me parler.

Le voila qui surgit, bondit comme un diablotin de son bureau, me prend dans ses bras chaleureusement en  forme d’excuse et m’emmène, m’emporte sans me lâcher le coude, en vrai comploteur

Ce que je ne savais pas, c’est que ce rendez-vous m’amènerait jusqu’à New-York, 5 ème avenue.

Mais ça, vous le saurez la prochaine fois, au prochain post …

A fond

Vrarrraaaaaouuuuuuuuummmm

Il est juste parfait, énorme, décidé, incroyable, une oeuvre à lui tout seul, une détermination, un acharnement, un logo, une rage, une image parfaite, fumante, à 100 à l’heure.

A fond

Inde. Kerala 2011.

X

Même si je l’avais voulu, jamais je n’aurais été capable de l’imaginer aussi parfaite.

A croire qu’elle, elle le devine, tout ce qu’elle m’offre à photographier à cet instant  : un concentré de l’imagerie de la lutte pour les Droits Civiques du Sud profond et son pas de danse photographique de défi amusé. Comme une icône. Elle a compris en un instant, tout ce qui se disait ici, avec elle au millieu de ce décor. Pourtant elle ne savait pas ce matin en passant son tee-shirt de Malcom, qu’elle allait croiser la route d’un visiteur overseas, dans les rues de Clarcksdale, Mississippi, le  carrefour mythique ou le diable se mêla à l’histoire du blues. On ne savait pas non plus qu’on allait se croiser devant un temple baptiste, ni que la voiture serait la. On est en 1994, pourtant comme seule l’Amérique sait faire, on pourrait se croire être en 1960, il suffit d’apercevoir le panneau qui invite a pénétrer dans la chapelle, et on pense à Martin Luther King. La voiture, elle aussi une icône, mais celle-ci du monde blanc échouée là ; tout est blanc, tout est noir, elle prend la pose, fière de son X, elle à raison, et moi je suis ému et reconnaissant de ce qu’elle me donne, et de sa fierté.

Elle devine que je viens de loin, alors, que peut-être j’ai plus de chance de comprendre. Il n’y avait pas encore de Barack, elle n’aurait osé l’imaginer. Sans doute est-il sur les tee-shirts de Clarcksdale maintenant.

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C’était à Hazelhurst, j’ai toujours gardé un souvenir attendri de ce nom. Une minuscule ville poussiéreuse, traversée par le milieu par la voie ferrée, Main street aux voitures garées en épi, comme on garait les chevaux, devant les boutiques vieillottes ou dorment encore des robes des années 50; la ville fantôme du Far West.

Mais aussi en souvenir de ce couple, ce moment, ces quelques heures que j’ai passé avec eux. C’était dans un motel. Dans une minuscule ville poussiéreuse, traversée par le milieu par la voie ferrée. la ville fantôme du Far West. Une agitation anormale pour ces lieux de passage, des enfants criant dans la piscine au milieu du parking, et je comprends en voyant les costumes, qu’une partie des clients ne sont pas des voyageurs  juste descendus de leur 4×4 pour une nuit, mais les convives d’un mariage. Un mariage d’américains, mais qui dansent comme des africains…. mais ça ils ne le savent pas ! Je ne sais pas qui de nous, a été le plus intimidé au moment de cette photo, eux ou moi, mais je sais que j’avais bien envie que ce soit un mariage heureux.

Mississippi 1994

Istanbul

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Beyoglu, Marmara, Karakoy, Galata, Bosphore, Topkapi, Kurtulus, Kasimpasa, Sainte-Sophie, la Corne d’Or, la Pointe du Sérail, Kulaksiz, Beyazit, Eyüp, Galatasaray, Sultanahmet, Dolmabahçe, la Mosquée Bleue, Süleyman le Magnifique, les îles des Princes, la Porte du Milieu, le Grand Bazar, la Quatrième cour, la Source Froide, Eminönü, la Sublime Porte, Constantinople, Byzance;

Skyline de mots, de mers, de minarets.

Istanbul.

Avril 2013.

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Saris en phares

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Image frontale, voiture, nuit, phares éblouissants, une scène de film, de Godard, de face, de polar, mais de la couleur, mais des saris, des regards, peau, qui est intimidé ?

Dans une ferme du Tamil Nadul, août 2012.

A la recherche des senteurs. Avec Thierry Wasser, pour Guerlain.

Princesse au vétiver

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Une princesse, sur les épaules de son grand-père, tout au fond, tout au bout, d’une vallée du Tamil-Nadul, un brin de vétiver odorant dans la main.

Elle est sortie tout droit des pages d’un livre d’images, histoire d’une petite princesse adorée de sa famille, tout au fond du royaume, plutôt oublié de tous, où l’on habille encore royalement les petites filles dans les champs de vétiver.

India. Tamil-Nadul. 2012. Avec Tierry Wasser pour Guerlain.

1. Premiers jours.

Cape Town, un dimanche, 5h du matin

Sans doute après une nuit de sortie amoureuse, ce jeune couple vient profiter de l’aube sur Signal Hill.

En dessous la ville cachée, qui dort encore, puis la mer, et là-bas, Robben Island, l’ile pénitencier ou Mandela et ses camarades ont passées des années longues comme des vies. Nombreux sont les habitants, promeneurs, amoureux, touristes, qui viennent profiter du paysage et tous, je l’ai remarqué chaque fois, sont saisis par l’idée de ce qu’il s’est joué là, si près. Et de ce qu’on doit à ces hommes. Comme un pèlerinage.
J’ai longtemps attendu cette photo, celle qui pouvait raconter la qualité du silence si particulier qui règne là.

1998, sept ans après la fin de l’apartheid, quatre ans après l’accession de Mandela au pouvoir, je me trouve à Cape Town pour présenter une exposition de photographies.
Mandela, la lutte héroïque contre l’apartheid, Soweto, les manifestations dansées, chantées, Sharpville, le mythe zoulou, la littérature sud-africaine, la musique bien sûr en forme de résistance, toutes ces images étaient dans ma tête, accompagnées d’autres, celles de la démocratie naissante : les interminables files d’attente pour le premier vote, la liberté toute neuve…, voilà ce que je me préparais à découvrir.

Armé de la biographie de Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté et d’Un acte de terreur d’André Brink, je voulais aller voir, voir le pays plus loin que la belle vieille ville coloniale et moderne du Cap, où l’air de la mer est si puissant…
L’océan à l’air si sauvage là ou l’Atlantique et l’Indien commence à s’entremêler, qu’on comprend pourquoi les caravelles de marchands eurent besoin de souffler dans cette baie magnifique, hypnotisés comme des papillons de nuit par le totem de la montagne de la Table. On a beau avoir été prévenu de la singularité de cette montagne, lorsqu’on la découvre avec la ville à ses pieds, oui, il s’agit bien d’un totem. Une sorte de rencontre du troisième type.

Me voilà donc dans « The Mother City ». Mais je veux aller voir plus loin. Ne serait-ce que de l’autre côté de la montagne, voir autre chose que la ville blanche où je suis pourtant si bien accueilli, et ensuite suivre la route qui rentre dans le pays, celle qu’ont suivi les trekkers, et m’enfoncer dans le paysage. Bien sûr, là-bas tout le monde m’a averti : attention, ne voyage pas seul, ne prends personne en stop, ne t’arrête pas, ne roule pas la nuit, ne t’égare pas… Comment ne pas s’alarmer d’entendre ces avertissements répétés à l’envi dans un pays où le taux de criminalité fait exploser la statistique. Où chaque communauté se défie de l’autre tant elles ont été élevées dans la crainte les unes des autres.

Mais à photographier les paysages, aussi magnifiques et telluriques soient-ils, on sent vite qu’on est loin de la vie qu’on est venu tenter de raconter. Alors je suis passé outre à toutes les recommandations de prudence, pour dépeindre l’essentiel, c’est à dire les gens eux-mêmes, leur diversité, et cet étonnant mélange de tensions palpables, de besoin de parler de témoigner, d’Histoire en marche que l’on rencontre partout, même si c’est chaotique, de bon ou de mauvais gré. Et j’ai été frappé par l’ouverture des communautés les plus démunies malgré les énormes difficultés sociales, par la tendresse ou la solidarité dont ils font souvent preuve entre eux et qui se donne à voir dans les images : les gens se touchent, s’embrassent, se prennent par la main au moment de la photo.

J’ai photographié les gens de rencontre à l’aide d’un vieil appareil Polaroïd à soufflet, qui semble plus farfelu qu’intimidant, et qui surtout me permettait de donner immédiatement leur cliché aux gens, photo très exactement identique à celle que j’emportais avec moi sous forme de négatif que je devais clarifier le soir dans les chambres de B&B. Sachant qu’ils repartiraient avec leur portrait, cela leur permettait de poser dans leur gravité ou leur générosité, bien sûr leur naturel, en tout cas leur dignité. Puisque cette photo était la leur. Je n’ai jamais vu, ou presque, un regard qui vacillait devant l’objectif.
Il y avait aussi cette étrange impression de voyage dans le passé, que ces photographies révélaient étonnamment. Dans ce pays qui a été coupé du monde pendant plusieurs décennies à cause de l’embargo d’une grande partie de la communauté internationale, qui ainsi a été maintenu comme sous vide, figé, hors de l’Histoire et de la marche du monde. Un pays qui commence juste à s’ébrouer.

A la vue des premières images, ému d’y ressentir ainsi la vérité des personnes, comme rarement portraits ne me l’avaient fait éprouver jusque-là, j’ai su que je devais continuer et faire grandir ce projet : raconter ce pays à travers les portraits de ce peuple… difficile de ne pas dire : de ces peuples !

Voilà comment je me suis attaché à ce projet, et durant deux années, au tournant du siècle, j’y suis retourné à plusieurs reprises, traversant le pays, photographiant les gens rencontrés, partout où le vent me poussait, dans les villes et townships, maisons et champs, sur la route.
Nulle part, sauf à Johannesburg, je n’ai rencontré d’agressivité. La grande ville, elle, semble en effet bien hors de contrôle d’elle-même. Partout j’ai rencontré défiance puis curiosité, amusement, fierté d’être visité et considéré, besoin de s’expliquer, de raconter, de dire les ressentiments et l’impatience fatalement ; bien sûr de se justifier, de faire entendre sa vérité, si différente en fonction des appartenances culturelles, raciales inévitablement.
Souvent, en observant, je me suis demandé comment cela n’avait pas explosé lorsque le couvercle s’est soulevé. Comment la fin de l’apartheid n’avait-t-elle pas été un déchainement de violence, de règlement de compte et de barbarie renversée ? Que se serait-il passé en Europe dans une telle situation ? La réponse est en partie Mandela. Mandiba, le grand homme.. Mais en voyageant là-bas, j’ai compris que le pardon d’exception qu’il a prôné, le travail de réconciliation, que la paix qu’il a su établir, que cette humanité rare, il l’a puisé dans la nature même de son peuple.

Alors voilà aujourd’hui, le temps d’une coupe du monde, un portrait par jour pour raconter autrement ce pays.

in Le Monde 2010