Chapoullié Blog

Le livre qui ne voulait pas s'effacer

Tag: Denis Chapoullié

Princesse au vétiver

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Une princesse, sur les épaules de son grand-père, tout au fond, tout au bout, d’une vallée du Tamil-Nadul, un brin de vétiver odorant dans la main.

Elle est sortie tout droit des pages d’un livre d’images, histoire d’une petite princesse adorée de sa famille, tout au fond du royaume, plutôt oublié de tous, où l’on habille encore royalement les petites filles dans les champs de vétiver.

India. Tamil-Nadul. 2012. Avec Tierry Wasser pour Guerlain.

Fête de la musique

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Un miroir. Un violoncelle. Un serpent. Une danse. Un manche de violon sur un corps de violoncelle, ces fameuses hanches du surréalisme, du symbolisme, de tout les ismes, un manche de Rickenbacker, une des icônes de mon adolescence, des discussions sans fin autour d’un café à 1 franc, entre deux flippers, sur les mérites, supposés, de la Strato d’ Hendricks, impériale malgré que gauchère, ou de l’exotique Rickenbacker des Beatles, je n’oublie pas la SG une explosion d’ombres et de lumières sur un fond de cyclo, des bouts de cartons pièges à formes qui ne se savaient pas installations, bien trop précoces, des anamorphoses dans un quotidien qui n’imprimait qu’en N&B, commande Libé pour un cahier spécial Fête de la Musique 93, la couleur que je n’ai réimplanté qu’ensuite, c’était aussi une évidence, en tâtonnant sur mes négatifs, dans la chambre noire, solitude qui ne savait pas qu’elle se préparait à se livrer aux bits du numériques et de l’écran.

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Je ne savais pas ce que cela préfigurait, ce n’était pas plus difficile à faire et imaginer, seulement terre inconnue, seulement beaucoup moins accepté, et surtout reconnu en cet âge du Noir et Blanc triomphant.

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6. La mère, le linge et le nuage.

Little Karoo.

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C’est la route. Les routes qui une fois passé les cols s’enfoncent rectilignes dans le bush. Vers l’est, la piste des trekkers.

La quête de l’Est cette fois, un western à l’envers, un western quand même, ses pionniers, sa civilisation en marche, son évangélisation, ses bons et mauvais sauvages, à soumettre au nom de Dieu, du progrès, toute cette histoire qui flotte encore dans ces paysages brulants.
Ce sont les mêmes routes, pistes qui s’enfoncent dans le bush. Les fenêtres ouvertes, l’air en fusion qui tourbillonne dans la voiture, la fascination d’avancer sans limites. Loin, avec toujours un horizon à atteindre, et encore un autre qui se dessine.

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Pas facile de trouver sur la radio les chants zoulous ou les gospels de Ladysmith Black Manbazo, mieux vaut emporter ses propres munitions, ce que je comprendrais vite. On a beau être en plein bush, c’est la variété et le rap sucré Us qui s’est fait sa place.
Malgré les recommandations, une bonne manière de faire des rencontres est bien de prendre des voyageurs en stop. Des familles entières parfois, qui ont attendues le bon vouloir d’un conducteur, ou qu’un bus collectif se décide à passer par là. Bonne manière aussi de se sentir utile.
Les premiers moments dans la voiture sont tendus : tout le monde se craint. Aucun geste n’est gratuit, habituellement. Il faut s’apprivoiser, chacun dans méfiance, chacun peut être le risque.

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Au bout de la piste, une ferme isolée, qui s’appellera quelque chose fontein, car il faut un peu d’eau pour vivre ici. Je pense aux cabanes en rondins de la conquête de l’Ouest, mais ici il n’y a pas de bois. Les maisons sont de terre. On ne peut pas aller plus loin, et quand on s’approche, il faut faire attention à ne pas effrayer, on est l’étranger. Celui qui pourrait apporter le danger.
Et cette mère qui étend son linge, devant cette immense plaine est si paisible.
Le baluchon qu’elle porte n’est pas du linge, non, c’est son bébé.

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5. Et les petites écolières.

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Sortie scolaire avec casse-croûte sous les délicieux ombrages des allées du jardin botanique de Cape Town. Premières notions de science de la vie et de la terre.
Une classe, mixte maintenant, et dans tout les sens du terme. Ce qui n’était pas le cas il y a peu encore.
Ce petit garçon malicieux le sait bien, même s’il n’était qu’un minuscule bambin à la fin de l’apartheid. Il sait que sa présence ici, dans cette classe, ce quartier, cette école, est encore bien incongrue pour beaucoup, voir incorrecte. Et il s’en amuse. Son geste taquine. Ses chaussettes tire-bouchonnées taquinent. Sa chemise, son pansement, les chaussures percées à la Chaplin….
Et cette conscience aiguë, étonnante vu son âge, comme une jubilation, fait plaisir à voir.
Un geste me qui dit « T’as vu ou je suis !! Moi aussi ! C’est dingue, non !? «
Un gavroche austral.

4. Dimanche après-midi.

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A l’arrière de la montagne, Mitchell’s Plains. La, se trouve les Métis, les Coloureds, une communauté de sang mêlés que l’on ne retrouve qu’au Cap, mélange de Malais, Blancs, Noirs, Arabes, Indiens, trois siècles d’unions pas toujours clandestines. Nécessaires et même favorisées paraît-il, mais ça il y a longtemps….
Comme partout dans le pays, on ne se sent en sécurité que si on reste strictement dans son espace géographique. Alors, le dimanche, pour les habitants de Mitchell’s, c’est pique-nique sur la plage, mais sur celle-la, celle qui se trouve tout au bout de leur quartier. Quartier à traverser de part en part si on veut y parvenir, une vraie frontière naturelle donc.

Passée la suprise de voir arriver un étranger, – inconscient ou provocateur ? … Ah non, un overseas, alors welcome ! Welcome dans la torpeur du dimanche.

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3. Le père fier de Bonne Espérance

Une tradition parfaitement sud-africaine : prendre l’apéro en profitant de la beauté des paysage, particulièrement au moment du coucher du soleil, mais pas seulement…

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Prendre une, ou plusieurs voitures suivant le nombre de participants, chargées de glacières, bières, vins blancs et sodas, et choisir une aire de parking avec vue imprenable.
Dans ce pays ou tant de clôtures et murailles enferment l’horizon, c’est un plaisir nécessaire.

Le chic absolu ici, c’est qu’on est devant le cap mythique de Bonne Espérance. A le toucher, ce rocher qu’on aperçoit la en arrière plan. Pèlerinage obligé.
Une excellente façon de célébrer la bonne arrivée de ses deux jumeaux qui remplissent de fierté l’heureux père.

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Difficile de choisir meilleur symbole protecteur pour bien débuter dans la vie. On ne peut que leur souhaiter la Good Hope de l’esprit des lieux. Pour ma part la meilleure des rencontres en ce lieu légendaire.

2. Elle rentre chez elle.

Crossroads milieu d’après midi.

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Elle rentre sans doute du travail, de l’autre côté de la montagne, dans le centre ville.
Impossible de la laisser passer, sans lui demander de bien vouloir poser. Elle est si élégante.
C’est comme de faire une photo de mode. Mais une vraie, sans retouche. Elles est belle.
Derrière elle, le vent, les barbelés et les sacs en plastiques, scénographie sud-africaine.

Devant, face à la mer, la ville blanche, la baie, les malls, le down town à l’américaine, les plages, la corniche avec ses villas superbes le long des chaines de montagnes léchées par des nuages langoureux, surplombant la mer. Derrière, le long de la route qui mène à l’aéroport, cette route qui ouvrait vers la conquête du pays, sépare les quartiers réservés aux Coloureds depuis les temps de la ségrégation. A droite Gugulethu , Crossroads, Nyanga, townships de bric et de broc, quartiers essentiellement habités par les communautés noires. En face, des bâtiments en dur, les quartiers des Métis du Cap. Un peu plus loin encore Khayelista, immense agrégats de township ou se trouve nombres des communautés noires qu’on appelle les squatters, les « Out Of South-Africa » venues des autres pays d’Afrique, et le plus souvent rejetées.

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Des champs cultivés au bout de la piste de l’aéroport, des potagers. Les réacteurs hurlent juste au-dessus, les avions sont à quelques centaines de mètres au-dessus. Difficile à imaginer, lorsqu’on regarde cette photo qui semble bien paisible et champêtre. Une sorte d’Angélus des townships.

1. Premiers jours.

Cape Town, un dimanche, 5h du matin

Sans doute après une nuit de sortie amoureuse, ce jeune couple vient profiter de l’aube sur Signal Hill.

En dessous la ville cachée, qui dort encore, puis la mer, et là-bas, Robben Island, l’ile pénitencier ou Mandela et ses camarades ont passées des années longues comme des vies. Nombreux sont les habitants, promeneurs, amoureux, touristes, qui viennent profiter du paysage et tous, je l’ai remarqué chaque fois, sont saisis par l’idée de ce qu’il s’est joué là, si près. Et de ce qu’on doit à ces hommes. Comme un pèlerinage.
J’ai longtemps attendu cette photo, celle qui pouvait raconter la qualité du silence si particulier qui règne là.

1998, sept ans après la fin de l’apartheid, quatre ans après l’accession de Mandela au pouvoir, je me trouve à Cape Town pour présenter une exposition de photographies.
Mandela, la lutte héroïque contre l’apartheid, Soweto, les manifestations dansées, chantées, Sharpville, le mythe zoulou, la littérature sud-africaine, la musique bien sûr en forme de résistance, toutes ces images étaient dans ma tête, accompagnées d’autres, celles de la démocratie naissante : les interminables files d’attente pour le premier vote, la liberté toute neuve…, voilà ce que je me préparais à découvrir.

Armé de la biographie de Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté et d’Un acte de terreur d’André Brink, je voulais aller voir, voir le pays plus loin que la belle vieille ville coloniale et moderne du Cap, où l’air de la mer est si puissant…
L’océan à l’air si sauvage là ou l’Atlantique et l’Indien commence à s’entremêler, qu’on comprend pourquoi les caravelles de marchands eurent besoin de souffler dans cette baie magnifique, hypnotisés comme des papillons de nuit par le totem de la montagne de la Table. On a beau avoir été prévenu de la singularité de cette montagne, lorsqu’on la découvre avec la ville à ses pieds, oui, il s’agit bien d’un totem. Une sorte de rencontre du troisième type.

Me voilà donc dans « The Mother City ». Mais je veux aller voir plus loin. Ne serait-ce que de l’autre côté de la montagne, voir autre chose que la ville blanche où je suis pourtant si bien accueilli, et ensuite suivre la route qui rentre dans le pays, celle qu’ont suivi les trekkers, et m’enfoncer dans le paysage. Bien sûr, là-bas tout le monde m’a averti : attention, ne voyage pas seul, ne prends personne en stop, ne t’arrête pas, ne roule pas la nuit, ne t’égare pas… Comment ne pas s’alarmer d’entendre ces avertissements répétés à l’envi dans un pays où le taux de criminalité fait exploser la statistique. Où chaque communauté se défie de l’autre tant elles ont été élevées dans la crainte les unes des autres.

Mais à photographier les paysages, aussi magnifiques et telluriques soient-ils, on sent vite qu’on est loin de la vie qu’on est venu tenter de raconter. Alors je suis passé outre à toutes les recommandations de prudence, pour dépeindre l’essentiel, c’est à dire les gens eux-mêmes, leur diversité, et cet étonnant mélange de tensions palpables, de besoin de parler de témoigner, d’Histoire en marche que l’on rencontre partout, même si c’est chaotique, de bon ou de mauvais gré. Et j’ai été frappé par l’ouverture des communautés les plus démunies malgré les énormes difficultés sociales, par la tendresse ou la solidarité dont ils font souvent preuve entre eux et qui se donne à voir dans les images : les gens se touchent, s’embrassent, se prennent par la main au moment de la photo.

J’ai photographié les gens de rencontre à l’aide d’un vieil appareil Polaroïd à soufflet, qui semble plus farfelu qu’intimidant, et qui surtout me permettait de donner immédiatement leur cliché aux gens, photo très exactement identique à celle que j’emportais avec moi sous forme de négatif que je devais clarifier le soir dans les chambres de B&B. Sachant qu’ils repartiraient avec leur portrait, cela leur permettait de poser dans leur gravité ou leur générosité, bien sûr leur naturel, en tout cas leur dignité. Puisque cette photo était la leur. Je n’ai jamais vu, ou presque, un regard qui vacillait devant l’objectif.
Il y avait aussi cette étrange impression de voyage dans le passé, que ces photographies révélaient étonnamment. Dans ce pays qui a été coupé du monde pendant plusieurs décennies à cause de l’embargo d’une grande partie de la communauté internationale, qui ainsi a été maintenu comme sous vide, figé, hors de l’Histoire et de la marche du monde. Un pays qui commence juste à s’ébrouer.

A la vue des premières images, ému d’y ressentir ainsi la vérité des personnes, comme rarement portraits ne me l’avaient fait éprouver jusque-là, j’ai su que je devais continuer et faire grandir ce projet : raconter ce pays à travers les portraits de ce peuple… difficile de ne pas dire : de ces peuples !

Voilà comment je me suis attaché à ce projet, et durant deux années, au tournant du siècle, j’y suis retourné à plusieurs reprises, traversant le pays, photographiant les gens rencontrés, partout où le vent me poussait, dans les villes et townships, maisons et champs, sur la route.
Nulle part, sauf à Johannesburg, je n’ai rencontré d’agressivité. La grande ville, elle, semble en effet bien hors de contrôle d’elle-même. Partout j’ai rencontré défiance puis curiosité, amusement, fierté d’être visité et considéré, besoin de s’expliquer, de raconter, de dire les ressentiments et l’impatience fatalement ; bien sûr de se justifier, de faire entendre sa vérité, si différente en fonction des appartenances culturelles, raciales inévitablement.
Souvent, en observant, je me suis demandé comment cela n’avait pas explosé lorsque le couvercle s’est soulevé. Comment la fin de l’apartheid n’avait-t-elle pas été un déchainement de violence, de règlement de compte et de barbarie renversée ? Que se serait-il passé en Europe dans une telle situation ? La réponse est en partie Mandela. Mandiba, le grand homme.. Mais en voyageant là-bas, j’ai compris que le pardon d’exception qu’il a prôné, le travail de réconciliation, que la paix qu’il a su établir, que cette humanité rare, il l’a puisé dans la nature même de son peuple.

Alors voilà aujourd’hui, le temps d’une coupe du monde, un portrait par jour pour raconter autrement ce pays.

in Le Monde 2010